L'alimentation
artificielle des bébés au Moyen Age

Bien que tous,
lettrés, clercs d'Église, médecins, parents, s'accordent au Moyen Age
à préférer l'allaitement maternel à celui d'une nourrice et à
estimer que l'alimentation artificielle ne peut au mieux que constituer
un pis-aller, les familles sont souvent obligées d'avoir recours au
biberon ou aux bouillies : le décès de la mère à la suite d'une fièvre
puerpérale, le tarissement de son lait, une mauvaise conformation des
mamelons, exigent en attendant de trouver une nourrice que l'on ait
recours à des substituts d'allaitement.
Des croyances non
fondées partagées par tous les milieux sociaux incitaient également
à ne pas allaiter les deux ou trois premiers jours de la vie et pendant
la grossesse, car le colostrum comme le lait d'une femme enceinte étaient
jugés l'un nocif, I'autre indigeste ; en outre, en cas de naissance gémellaire
ou multiple, il était déconseillé d'allaiter plus d'un enfant à la
fois; dans tous ces cas de figure, les bébés étaient nourris à
l'aide des équivalents médiévaux du biberon : le cornet, une corne de
vache percée, remplie grâce à une "chevrette"; cette dernière
est un petit vase à goulot tubulaire plus ou moins long qui fait également
fonction de biberon pour les enfants assez âgés pour savoir tenir cet
objet et téter par eux-mêmes. Ce biberon à goulot peut être en terre
cuite, en étain ou en verre : un traité de gynécologie du XIIIe siècle
composé en France du Sud, Les Infortunes de Dinah , précise qu'on fera
boire1'enfant sevré "dans un récipient de verre en forme de téton
que l'on appelle nad", terme hébreu que le traducteur transcrit
par gourde, mais qui est peut-être une sorte de biberon.
Le recours au
biberon ou à la bouillie, qu'on appelle alors "papa",
"papet", ou "papin(e)", s'impose enfin dès que la
poussée dentaire décourage l'allaitement au sein, ou tout simplement
lorsque le bébé pleure trop : le Livre des Simples médecines, composé
à Salerne à partir du Xlle siècle, explique que les femmes du lieu
endorment leurs enfants à l'aide de semences de pavot blanc mélangées
avec leur propre lait qu'elles font couler, sans doute en se pressant le
sein, directement dans l'ouverture sommitale arrondie du biberon à bec
tubulaire que sucera l'enfant. Un biberon est également nécessaire
pour donner au bébé de l'eau de source et du jus de fruit : une petite
princesse du XVe siècle, Marguerite de Bourgogne, reçoit ainsi à l'âge
de 4 mois de "l'eau de mûre franche". En revanche, pas de vin
dans le biberon du bébé ! Au XIIIe siècle, le pédagogue Gilles de
Rome l'interdit avant l'âge du sevrage; à la même date, le médecin
des Infortunes de Dinah l'autorise aux enfants sevrés. D'autres le préconisent,
simplement coupé d'eau.
Sauf dans le cas
de la prise d'un remède composé à base de lait de femme, c'est de
lait animal, et notamment de lait de chèvre, que l'on remplit corne à
allaiter ou chevrette; de là vient sans doute cette appellation donnée
aux vases à goulot tubulaire. En effet, tous les auteurs de régimes de
santé prescrivent l'allaitement au lait de chèvre, jugé plus digeste
que tout autre; encore au XVIe siècle, Montaigne lui-même, meilleur père
de famille qu'on ne croit, le recommande dans ses Essais (II, 26-27).
Sophistication extrême (et exceptionnelle), on voit affirmer, au XIVe
siècle, que le lait des chèvres ou brebis qui auront brouté des
violettes fera "grand profit" aux enfants "qui en
mangeront les papins" : sans doute en sort-il parfumé ! Mais il
n'y a pas d'élevage de chèvres en toutes régions. On fait donc également
appel au lait de brebis et, en milieu nobiliaire, au "lait d'ânesse
boully", ainsi que le mentionne, au XVe siècle, un régime de santé
destiné aux enfants de la cour de Bourgogne. En revanche, lorsque
l'enfant n'est plus un nouveau-né, c'est du lait de vache qui lui est
donné.
La composition
des bouillies nous est connue par une source inattendue : les écrits
des clercs d'Eglise, prédicateurs ou moines cloîtrés. Depuis le Ve siècle,
ils comparent les laïcs à des veaux tétant le lait de l'Eglise; comme
en latin "nourrir" signifiait à la fois alimenter et éduquer,
ils se plaisent aussi à comparer l'enseignement catéchistique à des
recettes de bouillie. Sans ces métaphores, nous ne saurions rien de la
composition exacte de l'alimentation artificielle des bébés médiévaux.
Ainsi, au XIIe siècle, I'abbé Adam de Perseigne explique-t-il que Dieu
avait voulu que "sa personne, en sa forme divine, aliment solide
des anges, s'abaissât et s'abrégeât par son incarnation jusqu'à se
faire la bouillie des petits enfants !" 6; comment ? En émiettant
"le Verbe du Père, pain de vie [...] dans le lait de la
chair" de l'Enfant Jésus. De même, Jacques de Vitry (1165-1240)
rappelle que "la Sainte Ecriture est un aliment et une
boisson" et, citant le Livre des Rois où Jessé dit à son fils
David de prendre de la farine d'orge, des pains et des fromages,
explique que "la farine d'orge avec laquelle on fait la bouillie
pour les petits enfants figure la doctrine simple"
Guibert de Nogent
affirme, au XIe siècle, que le prédicateur devra écraser son éloquence
sous la meule du commentaire (pour en faire de la farine) avant de
conclure en disant que "si l'on nourrit les petits enfants de lait,
en revanche, pour les plus âgés, on mêle au lait des croûtes de pain
écrasées" 8. Raymond Lulle, auteur d'une Doctrine d'Enfant,
explique dans Evasl et Blaquerne que le "papa" est composé
soit "de farine et de lait", soit "de gâteau et de
lait", et qu'on donne aux enfants des "soupes de pain trempé
dans le lait ou dans l'huile"; le traité de gynécologie juif du
Xllle siècle préconise qu"'au début [juste après le sevrage],
on lui donnera du pain trempé d'eau ou de miel ou de lait, ou encore de
la farine cuite". Au XIVe siècle, le Régime de santé d'Aldebrandin
de Sienne 9 conseille de donner à 1'enfant encore édenté du pain que
la nourrice ait préalablement mâché et par conséquent imbibé de sa
salive, ou "papins de mie de pain et de miel et de lait".
Ainsi la bouillie est épaissie à la mie de pain plutôt qu'à la
farine, jugée moins digeste.
De quel pain épaississait-on
la bouillie ? On le sait pour la Provence médiévale, du meilleur : les
protocoles de notaires et les contrats d'engagement des nourrices précisent
que l'on devait donner aux enfants du lait de chèvre et du pain blanc.
De quelle farine se servait-on ? De farine d'orge. disent Jacques de
Vitry et le roman du Chevalier au cygne : mais aussi d"'une manière
de grux (gruau) bien clair, à mode de potage, qui est fait de grux d'avoyne
et de pain"
C'est très tôt,
si l'on en croit les images médiévales, que les mères complètent
l'allaitement au sein par des bouillies : c'est qu'elles souhaitent,
telles, au XIIIe siècle, les paysannes de la Dombes dont nous parle le
prédicateur dominicain Etienne de Bourbon, avoir des enfants "gros
et gras" , la surcharge pondérale étant pour elles synonyme de
bonne santé. Sans doute même les gavent-elles : à la même période,
Ie pédagogue catalan Raymond Lulle accuse les femmes de faire manger de
force de la bouillie aux enfants de moins d'un an, alors, dit-il dans
son livre Evast et Blaquerne qu'ils n'ont mie tant fort digestive [. . .
] que ils puissent cuire viandes ni le papa...". On trouve à
l'inventaire de l'hôpital d'Hesdin, où venaient accoucher les pauvres
femmes, mention de poêlons à bouillie "pour faire papins pour les
petits enfants", ce qui semble confirmer la donnée de bouillies dès
les premiers jours de la vie.
Du reste, dans le
Roman de la Rose, on voit (aux vers 10116 et suivants) que Pauvreté
allaite Larcin "de son lait et sans autre bouillie", ce qui
laisse entendre que si l'on en a les moyens, on nourrit de bouillie les
bébés. Aux bouillies s'ajoutaient enfin d'autres nourritures, telles
les pommes cuites qu'il faut donner au nourrisson pour qu'adulte il
soit, ainsi que nous 1' affirment avec humour les Evangiles des
Quenouilles, au XVe siècle, un homme courtois et frugal.
C'est encore grâce
au goût d'un homme d'Eglise pour la métaphore alimentaire, en
l'occurrence l'évêque de Paris Guillaume d'Auvergne (1228-1249) que
l'on connaît les recettes du sevrage, qui intervient entre deux et
trois ans, parfois un peu plus. La technique en était plutôt
traumatisante pour l'enfant dont la nourrice s'enduisait le sein de matières
aux saveurs répulsives : "cirus, fuligo, absinthium, sinapis,
c'est-à-dire de la suie, de la moutarde, de l'absinthe amère et même...
du cérumen. Les prédicateurs n'hésitent pas à comparer cette
amertume des produits de sevrage à la saveur exécrable de l'Enfer pour
le fidèle soumis à l'objet d'une tentation... image évocatrice ! Le
sevrage est donc une épreuve, mais une épreuve nécessaire qui se déroule
en moyenne, on le sait pour la Provence médiévale du XIIIe siècle,
entre dix-huit mois et deux ans, pour la Toscane bas-médiévale vers 18
ou 19 mois 16, même si les textes évoquent le cas d'enfants encore
nourris au sein à 24 ou 30 mois.
Quel que soit le
mode d'alimentation choisi, il répond à un souci de voir survivre les
enfants. On ignore si les mères ou les nourrices se lavaient les seins
avant d'allaiter, mais on sait que, dans les milieux aisés du moins, on
prenait soin de faire bouillir l'eau et le lait dont les petits enfants
étaient alimentés, précision fournie dans le régime de santé pour
les enfants de la cour de Bourgogne; même un jeu théâtral vu par tous
les habitants des cités, comme le Mystère de la Passion, d'Arnoul Gréban,
au XVe siècle, le mentionne à propos de l'Enfant Jésus nouveau-né :
"J'ai apporté du lait aussi, que je vais bouillir sans tarder pour
lui faire un peu à manger..." : ceux qui n'avaient pas la chance
de disposer d'un médecin particulier comme les grands nobles pouvaient
ainsi apprendre, par la bande, les règles élémentaires de l'hygiène
infantile.
On sait aussi
qu'on prenait soin de nettoyer les ustensiles destinés à
l'alimentation infantile et que le matériau de leur vaisselle n'était
pas choisi au hasard : un compte daté de 1281 précise que la poêle à
cuire la bouillie, les écuelles et les petites cuillers destinées à
nourrir un bébé, sont en argent "pour être plus nettement
[proprement] et à couvert". L'alimentation artificielle n'était
donc pas pratiquée sans précautions.
D.
Alexandre-Bidon,
docteur en histoire et civilisation médiévales, Ecole des Hautes études
en Sciences sociales, Paris